Dans les yeux de Kadri
Au temps de l’ex-Yougoslavie, le sport était plus que jamais le moyen de briller, de montrer la valeur d’un pays, de son pays. Pour certains, c’était la gymnastique, le water-polo, le football bien-sûr, mais aussi l’haltérophilie
La maison. C’est ainsi que l’on mesure, en Bosnie-Herzégovine, sa réussite. Un foyer dans lequel il y a de la place pour tout le monde : pour la famille bien sûr, mais aussi pour les voyageurs. Quand il aura terminé ses chambres d’hôtes, Kadrija accueillera les baroudeurs. À vrai dire, il le fait déjà. Dans le jardin de sa maison, face au lac de Boračko situé dans la région de Sarajevo, il y vante ses merveilles venues de France, ses belles glycines qui abondent le long du balcon.
« Tout ça, c’est grâce à la France. Elle m’a donné beaucoup », dit-il fièrement. De temps en temps, il enfourche son vélo pour aller donner un coup de main à la rénovation du camping d’en face. Avec l’odeur des lilas en fleurs qui flottent dans l’air, cela sent un peu comme auprès d’une villa du sud de la France, sauf que tout est vert, très vert. À partir du mois d’avril, Kadrija et son épouse, Liliane, rejoignent ce petit coin de paradis non loin de Konjic où se trouve le Bunker de Tito la ville qui l’a vu grandir. Lui qui, à 72 ans, se décrit moins Bosniaque que Français, vit aussi depuis 48 ans dans la région parisienne, où il continue de travailler.
Un champion d’ex-Yougoslavie
La première fois qu’il a quitté la Bosnie, l’état faisait encore partie de la République fédérative socialiste de Yougoslavie. Il avait 24 ans, l’avenir devant lui et venait de remporter les championnats interbalkaniques d’haltérophilie. Au temps de l’ex-Yougoslavie, le sport était plus que jamais le moyen de briller, de montrer la valeur d’un pays, de son pays. Pour certains, c’était la gymnastique, le water-polo, le football bien-sûr, mais aussi l’haltérophilie. « Kadri » en garde des heures de gloires, de multiples diplômes, médailles, photographies en noir et blanc et coupures de presse soigneusement encadrées. C’est son grand frère qui l’a mis à la barre. « Comme je faisais de la gymnastique, j’étais très costaud des jambes, j’ai suivi mon frère dans l’haltérophilie. Au début je détestais ça, puis j’y ai pris goût. » Du haut de ses 1,82 m pour 85 kilos, il tire des barres à plus de 115 kilos à l’arrachée et 125 kilos à l’épaulé-jeté. Il en garde la carrure et reste un féru de sport
« Kadri » par-ci, « Kadri » par là ! Kadrija est connu comme la tour Eiffel à Paris. Un monument du sport, un héros comme on les appelle ici, pas tant pour ses travaux surhumains, que pour sa bravoure. Il a marqué les esprits, une génération. « Mais moi, je ne faisais pas ça pour la gloire », trouve-t-il utile de préciser. Pourtant, il avait de quoi être fier, comme sur cette image où l’un des secrétaires du parti, à Konjic, lui transmet la « stafeta », le flambeau qui se passe de mains en mains. Celui, lors du traditionnel relais de la jeunesse yougoslave, qui traversait les différentes républiques pour arriver jusqu’à Belgrade, le 25 mai, jour anniversaire de Tito. « Je portais un survêt’ rouge à l’américaine, avec l’étoile du parti. Il y avait 20 000 personnes, c’était quelque chose ! » s’exclame Khadrija. Il s’arrête un instant, le regard brillant, perdu dans ses pensées.
Je portais un survêt’ rouge à l’américaine, avec l’étoile du parti.
La France et ses désillusions
Après son titre balkanique – et ses quelques sous en poche – la France lui tendait les bras. « J’avais un diplôme de comptable, mais je n’avais jamais travaillé. Mais sous Tito, c’était une forme de dictature quand même », glisse-t-il au passage. « Et à l’époque, quand tu parlais la France en Yougoslavie, c’était grandiose : Paris, la culture, Alain Delon ! Les chanteuses de l’époque ! C’est moins le cas aujourd’hui… » dit-il d’un air entendu. La première fois qu’il pénètre dans la « patrie des droits de l’homme », lui le « Yougo », confie avoir été choqué : « J’étais déçu par les politiques. Les caricatures, tout ça… à l’époque Pompidou était Président. Je trouvais que ça ne se faisait pas ! » Plus habitué à voir les parades des patriotes dans sa Yougoslavie d’origine, il voit pour la première fois le défilé du 14 juillet. « Une marche ! » s’exclame-t-il encore en se replongeant dans ses souvenirs.
« Ici, il n’y a pas grand-chose, mais les gens donnent beaucoup.»
Malgré ces déceptions, il reste en région parisienne, enchaîne les diplômes dans le bâtiment et se met à son compte. Un secteur « où il y a toujours à travailler si tu es courageux et compétitif ». Il se marie, fonde une famille sans jamais renoncer à retourner dans sa patrie d’origine. « J’aime la France, mais les gens sont trop matérialistes. Il y a que le fric, le fric, le fric… Et l’argent divise, ça rend triste. Ici, il n’y a pas grand-chose, mais les gens donnent beaucoup. »
« La Bosnie ? Mais il y a la guerre là-bas ! »
Puis un jour, la guerre. Disparaît avec elle des décennies d’harmonie – parfois contraintes – entre les nations et les différentes communautés d’un même territoire. En Bosnie, les accords de Dayton ont acté la fin du conflit, entraînant la division du pays entre deux états aux territoires et catégories de population distinctes. Cette division se faisant sur la base d’un découpage ethnique : la République serbe de Bosnie peuplée à majorité de Serbes (orthodoxes) et la Fédération de Bonie-Herzégovine où vivent en majorité des Bosniaques (musulmans) mais aussi des Bosno-croates (catholiques). C’est ainsi que l’on oblige les habitants à se « ranger » dans l’une de ces trois catégories pour régir la vie politique et sociale du pays. Sous le régime de Tito, la pratique de la religion était proscrite. C’est ce qui peut sûrement expliquer chez certains une forme de ce qu’on appelle, dans les Balkans, la « Yougonostalgie », ou le regret d’un temps pas si lointain où tous vivaient ensemble, au sein d’une même fédération. « Six républiques, trois langues, trois religions. La meilleure figure sûrement qu’il nous fallait c’était Tito », lâche Kadrija. Aujourd’hui, la paix est revenue. Mais la réconciliation est encore hésitante. La guerre est encore présente dans les esprits et certaines villes du pays comme Mostar – vers la frontière croate – affichent, sous une ambiance sereine, une réelle rupture entre communautés. Qu’importe, la volonté d’aller de l’avant l’emporte. « Aujourd’hui, la guerre, les gens en parlent peu », confirme Kadrija. Lui est resté en France entre 1992-1995 pendant que d’autres fuyaient les obus s’étalant sur les toits des maisons. Il lui arrive encore d’entendre des gens s’exclamer avec effroi : « La Bosnie ? Mais il y a la guerre là-bas ! »
Vers l’avenir du pays
Voilà l’image dégradante que les Bosniens s’efforcent de changer. Bien que ce ne soit pas toujours évident en tant que Bosniaque, car un pays musulman, cela rebute plus d’un touriste. Kadri, en tant que franco-bosniaque – « Muslim », comme il dit – en sait quelque chose. D’une nature déjà accueillante, il semble que les habitants se soient fait un devoir de l’être encore plus, sachant bien que l’essor de leur pays passe par le tourisme. Kadrija raconte ainsi avoir fait deux heures de voiture pour emmener un hôte de passage découvrir la ville de Dubrovnik en Croatie, à deux centaines de kilomètres de là. D’aucun le jugerait fou… mais il s’agit plutôt d’un état d’esprit « balkanique ». Entre ses gloires passés, ses souvenirs yougoslaves et son statut d’expatrié très particulier, Kadrija peut raconter son pays natal au passé, au présent et évoquer ses perspectives d’avenir avec la plus grande lucidité. Des anecdotes pour cela, il en a plein : « Je devrais écrire un livre, tiens ! C’est vrai, en France, il font tous ça ! » conclut-il dans un éclat de rire.